La Marche de Mina - Yoko Ogawa

La Marche de Mina - Yoko Ogawa

Un magnifique roman sur le thème du souvenir !

Dans La Marche de Mina, Yoko Ogawa joue avec la frontière entre réel et onirisme tout en imprégnant ce récit d'une grande tendresse.
Comme à son habitude dans ses romans, l'auteur fait un coup de maître en donnant la sensation au lecteur de se plonger dans un monde imaginaire tout en ancrant le récit dans une réalité bien concrète.
Ce roman met en scène une palette de personnages attachants, formant une famille assez surréaliste et vivant dans un microcosme en parfaite harmonie.

Mais avant tout, ce roman est un roman initiatique. Le passage de l'innocence et de l'enfance au côté plus sombre de l'adolescence. Il relate les souvenirs d'enfance de l'héroïne, Tomoko, qui, à l'âge de 13 ans a été confiée par sa mère à sa tante habitant à Kobe, durant 1 an. Tomoko se retrouve soudainement dans un monde quasi féérique ; celle-ci, qui vivait très simplement avec une mère n'ayant pas beaucoup de ressources, se voit du jour au lendemain plongée dans un certain confort et entourée d'une grande famille. En effet, sous le toit de la luxueuse maison de la famille vivent des personnages très hétéroclites : il y a donc la tante très discrète ; l'oncle d'une beauté et d'une classe intimidantes ; la grand-mère Rosa, allemande, qui collectionne les produits de beauté de son pays ; Madame Yoneda, l'employée de maison qui gère le bon fonctionnement de la demeure d'une main de fer ; Monsieur Kobayashi, le jardinier ; Ryuichi, le cousin admirable faisant ses études en Suisse  ; Mina, la cousine asthmatique, passionnée de littérature et collectionneuse de petites boîtes d'allumettes autour desquelles elle écrit des histoires ; et enfin, Pochiko, l'hippopotame nain vivant dans le jardin et sur le dos duquel Mina fait tous les jours les trajets de l'école.

Ma première impression à leur égard fut de l'étonnement devant une famille aussi riche en particularités. La couleur des cheveux, par exemple, il y avait le blanc (grand-mère Rosa et madame Yoneda), le noir mélangé de blanc (monsieur Kobayashi), le marron clair (mon oncle), le marron foncé (Mina) et le noir (ma tante). Et ce n'était pas tout. Les noms mélangeaient allègrement le syllabaire katakana et les caractères chinois (le nom de mon oncle était Erich-Ken, le nom de Mina, Minako) et le langage était différent pour chacun. Madame Yoneda, monsieur Kobayashi et Mina parlaient tous les trois avec naturel le dialecte du Kansai, l'accent de mon oncle et de sa femme était celui de la langue standard avec environ quarante pour cent d'intonation du Kansai. Quant-à grand-mère Rosa, elle parlait un japonais particulier parfois difficile à comprendre. Mais cela ne constituait pas que des éléments négatifs. Comparée à ma vie avec ma mère, seules toutes les deux dans notre petite maison, l'atmosphère était quelque peu différente, et c'est pourquoi je me suis dit que quelqu'un d'aussi perdu que moi pourrait y trouver sa place.

Tomoko vit dans un cadre quasi magique.  Elle découvre une famille soudée et aimante, s'émerveille devant le confort de la maison aux 17 pièces, ou en s'imaginant l'époque où le jardin de la maison était un parc zoologique. Tomoko lie rapidement une relation très proche avec sa cousine avec qui elle va partager la passion du volley-ball lors de la diffusion des Jeux Olympiques de Munich cette année-là, ou en l'aidant à trouver les précieuses petites boîtes d'allumettes pour compléter sa collection, ou encore en s'initiant à la littérature en allant chercher à la bibliothèque des romans de Kawabata Yasunari pour sa cousine. Elle partage aussi des moments privilégiée avec son oncle qui l'emmènera goûter en tête à tête dans un salon de thé, mais aussi avec grand-mère Rosa qui lui montrera et lui fera essayer les produits de sa collection de crèmes de beauté.

Grand-mère Rosa me faisait asseoir devant la coiffeuse, déployait sur mes épaules une cape de maquillage en soie, et me laissait utiliser sans retenue tous ses produits, même le plus coûteux. Il s'agissait d'une crème onctueuse qui paraissait avoir beaucoup d'effet, dans un petit pot de porcelaine translucide couleur de lait, avec un couvercle marron. Effectivement, sur l'étiquette il était écrit : "Crème épaisse nourrissante pour la peau". (...) Grand-mère Rosa, regardant attentivement mon visage par-dessus mes épaules, étala la crème avec ses doigts qui tremblaient, imprécis. Avec un soin méticuleux ne laissant échapper aucune imperfection, elle la fit pénétrer partout, jusqu'au coin des yeux, sur les ailes du nez ou à la naissance des oreilles. (...) Ensuite, grand-mère Rosa avec une houpette rose, déposa un tout petit peu de poudre, de manière à ce que madame Yoneda ne s'en aperçoive pas, étala de la crème sur mes lèvres, massa mes ongles avec un "liquide polissant pour les ongles". Après avoir enlevé le bouchon de tous les flacons de parfum alignés sur la coiffeuse et me les avoir fait sentir, elle mit derrière le lobe de mes oreilles une goutte de celui que je préférais. A dire vrai, tous les parfums pour moi se ressemblaient, je ne voyais pas la différence, et je choisis en fonction de la forme du flacon.

Nous parlons de récit d'initiation avec ce roman car derrière cette vie magnifique, au fil du temps Tomoko prend conscience d'un aspect moins idyllique des choses. Comme par exemple, les absences prolongées et répétées de son oncle, l'alcool et les cigarettes derrière lesquels sa tante se réfugie, la maladie de sa cousine (l'asthme), l'approche de la mort avec la soeur jumelle de Rosa, ou bien encore la sombre histoire de la fermeture du parc zoologique de la propriété...

J'ai beaucoup aimé la façon dont l'auteur nous expose une dualité qui donne naissance à une parfaite harmonie. Tout ce qui constitue ce récit est hétéroclite, toutefois, tout forme une unité parfaite : langues différentes et physiques différents des personnages/leur parfaite entente, le confort/la modestie, le merveilleux/le réel (par exemple l'épisode de la nuit de la pluie d'étoile avec Pochiko), mais aussi à l'intérieur même de la structure du récit, l'inclusion dans la trame narrative principale des historiettes inventées par Mina, écrites autour des boîtes d'allumettes et mettant en scène les illustrations de la boîte. Toute cette diversité fait de ce roman un récit riche et très agréable à lire où le lecteur se plaît à savourer les réminiscences d'un passé éternellement figé par le regard d'un enfant.

    En bref, un grand roman de Yoko Ogawa qui explore un thème cher à l'auteur, celui du souvenir mais sur un mode beaucoup plus ancré dans la réalité que Cristallisation secrète. 8/10

A lire :
Mon billet sur Cristallisation secrète, roman
Mon billet sur La mer, recueil de nouvelles


Auteur: Yoko Ogawa
Traduit par Rose-Marie Makino
Editions Actes Sud
Collection "Lettres japonaises"
Paru en janvier 2008 (France)
317 pages

2 commentaire(s):

madyka a dit…

Yoko Ogawa est un auteur hors du commun, avec un univers très fort dont la délicatesse n'égale que la bizarrerie.
Dépaysant et universel à la fois.
régalez vous !!
http://eclatsdemots.blogspot.com/2011/01/yoko-ogawa.html

Miss Jo a dit…

Je suis totalement d'accord avec toi, j'adore son écriture (même si la traduction n'est pas à la hauteur), et l'univers unique qui atteint très souvent la frontière de l'onirique.

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